13 - LE BERCEAU DU POETE

Pays Toraja

Région de Rantépao

Sulawesi – Indonésie

 

Hortengul Alain Delapan marchait de singulière façon vers la serre appelée aujourd’hui « Havre des Fortunes ». Tout en se dandinant, il suçotait son pouce comme un enfant appliqué et pensif. Jamais il ne perdait de vue Pinocchio qui devait l’accompagner et l’imiter : ainsi, le souffre-douleur suçait-il son pouce pour satisfaire le caprice de son maître, se déhanchait de bien comique manière et fredonnait la même comptine que lui.

Comme le Président-Gouverneur, il était vêtu de blanc, mais sa tenue était loin d’être aussi compliquée : elle ne comportait ni autant de ganses, ni autant de dentelles. Il s’agissait cependant du même genre de barboteuse, ample, floue, agaçante à porter et très peu seyante. Mais là n’était pas le principal souci de Pinocchio, encore bouleversé par la scène du transfert.

Hortengul arracha son pouce de sa bouche en produisant un bruit de bouteille débouchée. Aussitôt, obéissant à la règle du jeu imposé, Pinocchio s’arrangea pour émettre un flop analogue.

— Ah ! soupira Hortengul. Me voici enfant chéri de Dieu, naissant à la Poésie. Te rends-tu compte, larve fétide, que le génie de Ptah Heo est entré en moi, et que sa formidable semence, à cette heure, bouillonne en ma cervelle comme un nectar dans un chaudron ? Te rends-tu compte de cela, poutrelle véreuse ?

Pinocchio se contenta de hocher la tête, mais il porta ses mains à ses tempes, désemparé, songeant toujours à l’extraterrestre prisonnier, à l’utilisation malsaine qu’en faisait Hortengul.

— Inutile de tripoter ton petit bonnet de laine tricoté, âme futile ! Tu crois que j’ignore combien tu hais mes pratiques ? Mais comment les comprendrais-tu, ignare de toutes les créations et de toutes les gloires ? Comment comprendrais-tu la flamme, toi l’insecte, le moucheron abject seulement capable de s’y brûler ?

Hortengul s’arrêta au milieu du chemin, se tapa sur la poitrine :

— Si tu ne veux pas courir à l’écrasement mortel, puce immonde, contente-toi de me regarder grandir de loin. Adore-moi comme un dieu inaccessible. Vis d’amour pour moi, souillon !

Le Président-Gouverneur repartit, trottina en tétant son doigt, Pinocchio sur les talons. Avant de pénétrer dans la serre, il se retourna et, grandiloquent, dit :

— Tu vas assister à ma seconde naissance.

Il poussa la porte de la serre, entra, désigna le berceau tendu de soie blanche qu’il avait fait construire à sa taille :

— Admire la couche qui sied au nouvel être que je suis devenu.

Il se concentra soudain, se massa les yeux, passa la langue sur ses lèvres, prit Pinocchio par les épaules, lui confia à mi-voix, avec des mimiques :

— Maintenant, fils de Pape qui ne connaît rien aux mystères de la vie, je vais te rendre témoin d’un acte grandiose : devant toi, je vais renaître, jaillir du ventre de ma mère !

Pinocchio avala sa salive, perplexe ; cette nouvelle proposition l’inquiétait de façon sourde. Tandis que, trouble, un malaise dilatait son âme, Hortengul prépara sa mise en scène : il délivra un immense dessin qui avait été enroulé autour d’une tringle accrochée au plafond. Sur plusieurs mètres carrés s’étalèrent alors les cuisses ouvertes d’une femme dont le corps, ventre et seins fuyaient en perspective, comme pris au grand angulaire. Peint avec un soin extraordinaire du détail, le sexe, énorme, béait, purpurin et humide, constellé de minuscules perles nacrées, entouré de poils luisants, frisés.

— Ma mère ! la présenta le Président-Gouverneur. Agenouille-toi devant elle, cafard lubrique, et cesse de dévorer sa fente velue de tes yeux de guêpe. Fais-toi discret.

Il leva l’index vers son oreille, chuchota :

— Ah ? J’ouïs des halètements. Elle a ses douleurs, la pauvre… Je ne vais pas la faire attendre trop longtemps.

Frappé à la tête, Pinocchio tomba à genoux. Hortengul l’abandonna, disparut derrière la peinture hyperréaliste, donna les trois coups à l’aide d’un manche à balai.

— Et maintenant, Public Mondial incarné par cette hyène délétère de Pinocchio, voici la nouvelle entrée en ce bas monde d’Alam Delapan, futur poète illustre et grandissime.

D’une main hésitante, il fendit le papier entre les grosses lèvres rouges, et il agita ses doigts.

— Coucou ! s’amusa-t-il. Ces gros vers, ces doigts blancs, c’est moi.

Sa tête traversa le papier en haut de la vulve où les poils noueux du dessin figurèrent une fourrure sur ses épaules.

— Miracle, j’arrive ! Maman, ma chère mère, Vierge aux cent noms, libère-moi enfin de la sanglante puanteur de ton ventre !

Dans une série de contorsions, d’efforts divers, de bruissements soyeux, il mima l’expulsion par la vallée des roses.

Emprunté, Pinocchio applaudit sans conviction.

— Quel accueil morose, décréta Hortengul, avec une moue dépitée ; au lieu de te manifester bruyamment, tu remplirais mieux ton rôle de nourrice en venant m’accueillir, me hisser jusqu’à ce berceau immaculé qui me tend les bras.

Pinocchio se leva, s’arc-bouta devant le berceau afin que son maître puisse prendre appui sur lui pour y accéder.

Hortengul s’accrocha à ses oreilles, pesa de tout son poids pour grimper sur son dos, prit pied sur ses reins. Quand il se sentit en équilibre, il lâcha les oreilles pour s’agripper au bord du berceau. Deux pas sur la colonne vertébrale de son serviteur lui suffirent pour atteindre sa couche.

— Voilà, souffla-t-il, épuisé par ce simulacre d’alpinisme. Berce-moi, tendre coléoptère, afin que viennent à mes lèvres, naturellement, comme la vague sur la mer, les mots les plus purs, les phrases les plus caressantes, les textes les plus lumineux et les mieux architecturés. Oui, berce-moi pour qu’à mon tour j’accouche.

Pinocchio se mit alors en devoir d’imprimer un va-et-vient régulier à l’énorme carcasse de bois, sculptée comme la coque d’un navire.

— Plus doucement, pivoine piétinée. Tu veux me donner mal au cœur. Berce avec retenue… Voilà, comme ça. C’est bien. C’est à peu près ça. Nous y sommes. Avec ce mouvement de pendule, je vais créer en mesure :

Courbés, actifs dans la joie des marteaux,

Il délivraient en chœur les pierres florissantes

Moi, dieu de granit dans leurs mains jaunies,

Je souris…

 

— Que c’est beau, Seigneur ! siffla Pinocchio.

— Je vois tout mon pays dans la transparence des mots, microbe. Écoute comme je parle désormais de mes rizières :

Des aires meublées de soies dressées

Tout autour, des façonnages de murets,

Et des femmes au milieu,

Fécondées par les eaux…

 

— Splendide ! renchérit Pinocchio, peu sûr de son jugement.

— Je sais, mâchonna Hortengul. C’est parfait. Ma poésie entrera dans les écoles, elle sera obligatoire dans les lycées. On me récitera de génération en génération. J’occuperai toutes les têtes. Mais écoute encore, ahuri providentiel ; ouvre grand tes oreilles d’âne, vu que je suis lancé, prêt à versifier comme tu pètes, sans réfléchir :

Un capuchon de neige

« Où vais-je pêcher pareille image, tiède Pino, moi qui n’ai jamais vu un seul flocon de ma vie, hein ? Où vais-je la pêcher ? Je te le demande, bien que ta réponse ne m’intéresse pas.

Un capuchon de neige

Une écharpe de brume

Le clocher s’en va,

Il a la plaine devant lui.

 

« Un capuchon de neige, le clocher s’en va…, répète Pinocchio ! Dans les écoles, je te dis : je serai lu, chanté, adulé, illustré ! On entourera ma céleste pensée de frises de toutes les couleurs, de jolis petits gribouillis ; on brodera mes dires sur les jupes des fillettes, les façades des maisons… Hop ! Avec l’aisance d’un saltimbanque sur son fil, j’enchaîne :

Au fond du val passait un ru

« Un ru ? Tu imagines, garnement, un ru ? Toi qui ne connais que le fond du ruisseau, ça t’en bouche un coin, je suppose ?

Au fond du val passait un ru

Le zigzag lumineux d’un serpent apeuré

Le verre des lichens fissurait les nuées

Les jacinthes gobaient les soleils

On voyait des flammèches perchées sur les pistils

Les becs-rouges, pressés, abandonnaient les nids

Aux carènes de pierre ancrées sur les talus.

 

— Stupéfiant ! Votre Grandeur, bégaya Pinocchio.

— Cesse de brailler des Lapalissades, mon garçon.

Hortengul s’allongea, s’étira, pédala dans le vide, puis tira sur ses pieds, genoux tordus, comme des enfançons.

— Souplesse du corps et souplesse de l’âme. Ne trouves-tu pas magnifique le fruit de l’expérience, tas de vent ? Non, tu ne te rends compte de rien. Ta présence exsangue finira par me lasser, je le sens. Mais berce-moi, au moins, caméléon futile, berce-moi !

Pinocchio obéit, redoubla d’ardeur, mais trop de sollicitude déplut au maître.

— Jamais de mesure ! Moins fort, empoté ! Imagine une valse lente, et suis le temps : un, deux, trois, un, deux, trois… Ce n’est pas sorcier. Bon, c’est bien, mais ça suffit. Arrête. Ce balancement me fatigue. La stabilité a du bon. Viens profiter de moi. Si ! Si ! Monte dans l’arche de la pensée profonde sans renverser tout l’édifice comme tu te prépares à le faire. Grimpe avec doigté, avec l’aisance du ouistiti que tu es.

Multipliant les précautions, Pinocchio parvint à se glisser dans le berceau. Doucement, il s’installa sur l’étroite place que le coquin, étalé au milieu, bras et jambes écartés, lui avait réservée.

— Mon amour chéri, attaqua Hortengul, dès qu’il se fut recroquevillé contre la paroi, mon angiome, la chair de ma chair, dis-moi sans détour où en sont les choses, de l’autre côté de la planète, dans cette ville qui a pour nom Toulon. Nos sbires ont-ils mis la main sur Li ?

— On le tient, Maître.

— Je te sens frissonnant, le piqua Hortengul. Mentirais-tu ?

— On le tient, Maître, martela Pinocchio qui avait soudain l’impression de marcher sur le bord d’une falaise exposée au vent.

— Et le Bitumeur ? s’informa le Président-Gouverneur, paupières rétrécies.

— Le Bateleur, votre grandeur.

— Si tu y tiens. Et lui, le Batimeur, est-il tombé dans le piège, oui ou non ?

— Pas encore, Votre Altitude. Mais rassurez-vous, nos hommes, les meilleurs, l’attendent de pied ferme. S’il se présente, ils ne pourront pas le manquer.

Hortengul hocha la tête, un sourire ambigu flotta au-dessus de la prise de Constantinople que Pinocchio n’avait jamais vue aussi bien déployée.

— Il viendra, promit Hortengul. Ce limier-là, aie confiance en mon expérience des hommes, remontera jusqu’à Li. Aucun doute là-dessus. En attendant, pousse-toi davantage, égoïste, tu prends toute la place.